John Braham (1774/7-1856), ténor et compagnon de Nancy Storace (1/2)



L’un des plus grands artistes de son temps, le ténor John Braham (1774/7?-1856), fut le compagnon de Nancy Storace entre 1796-1797 et 1815.


portrait de De Wilde 1819


Aquarelle de Samuel De Wilde (1819)
(Conservée à la National Portrait Gallery, Londres)




Origines et jeunesse de John Braham


La date de naissance de John Braham est encore sujette à débat, tout comme ses origines familiales, mais la date de 1774 a été avancée par le musicologue David Conway, avec des arguments très convaincants.

Braham a souvent été présenté comme étant le plus jeune enfant de John Abrahams, un juif allemand et de son épouse Esther Abrams (décédée après 1798) ; il aurait donc été le frère ou le cousin de la fratrie Abrams, où se distinguèrent particulièrement les soprano et contralto Harriett et Theodosia. Cette attribution familiale traditionnelle a été mise en doute par David Conway, qui remarque fort justement que leurs carrières ne témoignent d’aucun lien spécifique, ce qui aurait été le cas s’ils étaient de la même famille.

Quant à la date de la naissance de Braham, elle a connu diverses variations du vivant même du chanteur : il est peut-être né le 20 mars 1774 ou 1777 à Londres.

De même, on sait peu de choses sur sa jeunesse : le ténor aurait été orphelin très jeune ; on affirmera qu’il vendait des crayons dans la rue pour subsister. Son oncle maternel supposé, le ténor Myer Lyon, connu professionnellement à Covent Garden sous le nom de Michaele Leoni ( ?-1797), un chanteur de la Grande Synagogue, l’aurait pris sous son aile et lui aurait donné des cours de chant. Braham aurait été éduqué à la Grande Synagogue de Duke’s Place à Londres ; il y aurait été meshorrer (chanteur de synagogue).

La première apparition professionnelle de Braham est le 21 avril 1787 à Covent Garden, pour la soirée à bénéfice de Leoni ; dans l’un de ses solos, il interprète « The Soldier tir’d of war’s alarms » de Arne. Entre juin 1787 et août 1788 il chante au Royalty Theatre, Covent Garden et au Little Theatre in the Haymarket.

Sa voix mue sans doute à cette période.


Apprentissage avec le castrat Venanzio Rauzzini


Vers 1788, après le départ de Leoni à la Jamaïque pour fuir ses créanciers, il devient le protégé des Goldsmid, une famille de financiers qui lui permet de rentrer en apprentissage auprès du castrat Venanzio Rauzzini, à Bath. Ce dernier avait été le professeur de chant de Nancy Storace.

Le banquier Abraham Goldsmid, qui avait rendu d’éminents services à la Nation durant les guerres napoléoniennes, en prêtant de l’argent à des taux très modestes, recevait chez lui Nelson et des musiciens comme Thomas Attwood, l’ancien élève de Mozart, et même Haydn.

Dès 1794, le jeune ténor se produit à Bath dans les séries de concerts organisés par Rauzzini et s’y taille une excellente réputation. L’année suivante, il donne des leçons de piano et de chant à Fanny Nelson, l’épouse du futur amiral.


Nancy Storace


Lors d’une visite à Bath, Stephen Storace entend le jeune homme et décide de l’engager pour son opéra Mahmoud, destiné au théâtre de Drury Lane. Le compositeur décède avant la première, et c’est une version achevée par sa sœur Nancy qui est créée le 30 avril 1796. Le début du jeune ténor de 19 ans est triomphal. Un critique enthousiaste écrit que

Toute l’histoire du Théâtre ne saurait produire un début tel que celui de Mr. Braham, vocalement parlant ; il est le premier ténor du monde, en ce qui concerne la science, le goût et l’exécution[.]

On note pourtant qu’il joue mal et que ses dialogues (parlés) ne sont guère audibles. Il ne sera jamais un acteur, même passable… mais ce défaut disparait devant son talent vocal.

Braham ne demeure pourtant pas à Drury Lane, malgré l’envie de Sheridan de l’y garder. Pour la saison suivante, 1796-1797, il est engagé au King’s Theatre, l’Opéra italien de Londres, ce qui reste exceptionnel pour un chanteur britannique. C’est le début d’une longue association avec ce théâtre.

Le 26 novembre 1796, il y chante l’un des rôles-titres du Zémire et Azor de Grétry ; on le verra également durant cette saison dans des opéras de Sacchini (Evelina) et Martín y Soler (L'arbore di Diana). Ses apparitions au concert et dans les oratorios cimentent également sa réputation, comme ses engagements dans les festivals provinciaux de l’été. A Covent Garden, il chante également le rôle de Carlos dans The Duenna, un rôle créé par Leoni qui avait été son premier professeur.

En 1796 ou 1797, il est devenu l’amant de Nancy Storace, ce qui défraye la chronique. L’opinion publique est également très virulente dans son antisémitisme. John Braham est en effet l’un des juifs les plus célèbres de la période, et son apparence accentue son origine : petit, basané, trapu, souvent mal rasé, il se prête aux caricatures et aux préjugés.

A la fin de l’été 1797, Braham et Storace débutent ensemble un « Grand Tour » musical, alléguant le besoin de formation complémentaire du jeune ténor. Les deux amants se produisent à Paris, puis partent en Italie où John Braham est engagé dans des opéras de Moneta, Basili, Nasolini et le dernier opus (qui restera inachevé) de Cimarosa. Durant ses pérégrinations italiennes, il rencontre le ténor italien Giacomo David(e), qui est impressionné par son jeune collègue.

Se perfectionnant également dans la composition, Braham prend des leçons auprès du compositeur Gaetano Isola (1754-1813).

En juillet 1799, à Livourne, Nancy Storace et John Braham chantent devant la reine de Naples détrônée, Marie-Caroline, à bord du Foudroyant, le vaisseau-amiral de Lord Nelson. Sont aussi présents Lord Hamilton et son épouse, la fameuse Emma, devenue la maîtresse de Nelson.

Après un passage par Vienne (où Braham aurait reçu des offres d’engagement), le couple revient à Londres en 1801.

Une carrière en duo, à Covent Garden (1801-1805)…


John Braham et Nancy Storace sont engagés au théâtre de Covent Garden. Ils y font leurs débuts en décembre 1801, dans Chains of the Heart ; or, The Slave by Choice, un opéra au livret écrit par Prince Hoare, qui obtient peu de succès. Toutefois, la presse délire sur les deux chanteurs, même si certains comptes-rendus sont plus mitigés :

L’attente publique était élevée au plus au point par la réapparition de Mr. Braham et de la Signora Storace dont le début était annoncé dans un nouvel opéra par Mr. Hoare. Le théâtre était plein de toutes parts dès la première heure, et plusieurs centaines de personnes ne purent trouver de places. […]

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Venons-en maintenant aux talents de Mr Braham et Madame Storace, les principales attractions de la soirée. La rumeur a chanté les louanges, mais non magnifiées, les capacités de Braham. On le qualifiait de la plus belle voix de ténor d’Italie, et on doit admettre que son volume, sa douceur et son pathos sont vraiment merveilleux. Sa tessiture naturelle, bien que limitée, possède une influence irrésistible sur le cœur. Sa sonorité, pleine et claire, venant directement de la poitrine, fait une impression sensible sur l’auditeur ; et c’est le but moral tout comme la perfection de cette science. Nous parlons de sa voix naturelle : mais, quand il s’applique à l’art à la mode de l’interprétation, ses ornements, au lieu d’embellir, affaiblissent sa cadence, et nous espérons son retour à la simplicité et au pathos. Il a acquis de la science musicale en Italie, comme de la puissance. L’exercice de ses dons les a augmentés. Son sostenuto a un fondement sans rival ; et à l’intérieur de sa tessiture propre, chaque note est nette, pleine, claire et mélodieuse. Mais, avec sa science italienne, il a également acquis certaines de leurs prouesses étincelantes qui sont aussi éloignées du véritable goût qu’elles le sont de la nature. Il s’apercevra que la partie du public anglais qui a cultivé la musique comme une science, et qui ressent ses charmes, a un goût plus policé que dans les pays où elle est davantage comprise par la foule. Ils ne se sont pas encore dégénérés dans l’amour des difficultés capricieuses. Ils admirent la musique gracieusement ornée par la science, mais non surchargée et distordue par les oripeaux de babioles excentriques.
Mr. Braham apprendra, sans nul doute, qu’il n’a qu’à rester dans la limite de la nature pour se gagner la plus haute réputation dans son art. Il y a une autre chose à laquelle il doit faire attention, et c’est la précision dans la prononciation. Nous exigeons de la grammaire en chantant, autant qu’en parlant. – Maintenant, si cela était de peu d’importance, la nuit dernière, quand il chantera les vers de Milton, ou de Sheridan, l’esprit aura du mal à supporter la moindre déviation du texte.
Sur Madame Storace, nous parlerons plus brièvement, car elle est ce qu’elle était. Son éducation musicale était achevée avant son dernier voyage sur le Continent. Elle n’a fait aucune acquisition, que ce soit de goût ou de talents. Elle est une Comédienne admirable, bien qu’à l’humour gras. Elle plairait davantage, cependant, si elle en faisait moins. Il existe une gracieuse élégance de manières qui donne un zeste adéquat à la gaité, et en cela, Madame Storace ne réussit pas toujours. Sa naïveté est plus amusante. Elle ne laisse rien concevoir à l’imagination.

Les reproches adressés à Braham, un chant très orné à l’italienne, se renouvelleront tout au long de sa carrière. Une partie du public anglais goûte en effet un chant « simple » et « naturel », et ce goût est tout autant idéologique que sensible, symbolisant les qualités d’un chant supposément britannique.


Charles Incledon et John Braham caricature

Les ténors Charles Incledon et John Braham (à droite) dans l’opéra Family Quarrels.
Caricature (antisémite) de Rowlandson (1802).
(La partition au-dessus de la tête de Braham
mentionne : « trille durant 17 minutes » !


A partir de The Cabinet (créé le 9 février 1802), un opéra écrit collectivement, Braham compose ses propres airs et la plupart de ceux de Nancy Storace. Il continuera cette pratique jusqu’en 1828. Il se lance ensuite dans la composition et signe seul The English Fleet in 1342 (en 1803) and The Paragraph (en 1804).

The Cabinet marque une césure dans la réception critique de Braham : il sera dès lors célébré comme l’un des plus grands chanteurs de l’époque, certains spectateurs n’hésitant pas à dire que son chant les rend « fou de plaisir ».

Son succès est reflété dans ses gains : en 1803-1804, il gagne environ £ 1000 annuelles. Son salaire ne fait que grimper, et l’une de ses soirées à bénéfice, en avril 1804 récoltera la somme énorme de plus de £ 687, ce dont les contemporains s’ébahissent.

… et à Drury Lane (1805-1809)


A la fin de la saison 1804-1805, Braham se brouille avec la direction de Covent Garden : on refuse de valider son choix d’airs d’insertion pour la soirée à bénéfice de Nancy Storace. Furieux, Braham claque la porte (ce qui provoque également une polémique entretenue par la presse), rapidement suivi par sa compagne.

Le couple est engagé à Drury Lane. C’est un retour aux sources pour Nancy Storace. Le couple chante donc de nombreux titres autrefois composés par Stephen Storace, où Braham reprend généralement les rôles autrefois créés par Michael Kelly.

Il continue également de composer en partie les opéras dans lesquels il apparaît : False Alarms (1807) ou Kais (1808).

Outre Covent Garden et Drury Lane, John Braham est très demandé : il est également engagé au King’s Theatre pour la saison 1805-1806, et y est distribué avec deux des meilleures chanteuses du temps, Giuseppina Grassini et Elizabeth Billington. Par exemple, durant la saison 1805-1806, il y chante, entre autres, dans Argenide e Serse, La morte di Cleopatra (Nasolini), Camilla (Fioravanti), Gli Orazi e i Curiazi (Cimarosa) et La (sic) Cosa rara (Martin y Soler). Toutefois son Naval Victory and Triumph of Lord Nelson on the Memorable 21st October, mélodrame-ballet est très mal accueilli.

Le 27 mars 1806, il est également le premier Sesto qu’entend Londres, dans une Clemenza di Tito, qui est la première représentation d’un opéra intégral de Mozart sur une scène britannique. Le rôle est évidemment transposé et l’opéra très remanié.

Braham est également très actif au concert, dans les oratorios et partout en Angleterre, où sa présence est très demandée dans divers festivals et concerts. On l’entend également dans les concerts privés goûtés par l’aristocratie et les gens à la mode.

Son activité frénétique porte ses fruits. En 1809, lorsqu’il se produit au théâtre de Dublin, il obtient 2 000 guinées pour quinze soirées… et finit par en chanter trente-six !


The Cabinet, opéra de 1802

Prince Orlando, dans The Cabinet (1802)


…. mais une vie privée mouvementée !


Malgré la mort du mari de Nancy Storace en 1806, les deux amants ne régularisent pas leur liaison. Leur long compagnonage est pourtant auréolé d’une respectabilité manifeste. On les considère comme mariés, et en Italie, Nancy Storace avait même été qualifiée de « Signora Storace Braham ».

Le 3 mai 1802, Nancy Storace donne naissance à leur fils William Spencer Harris Braham, le seul enfant du couple qui survivra.

Fin 1815, Braham s’enfuit avec une Mrs. Wright, amie du couple. En 1816, le mari trompé intente un procès pour adultère à Braham. Il le gagne et le ténor doit lui verser £ 1000. Ce scandale, abondamment relayé par la presse, accélère la rupture du couple.

Leur séparation acrimonieuse est arbitrée par le célèbre architecte John Soane, ami des deux parties. Les lettres et brouillons conservés dans les archives de Soane peignent un portrait assez négatif du ténor, qui cherche à accabler son ancienne compagne ou ne fait rien pour apaiser les tensions.

Le 11 novembre 1816, John Braham épouse Frances (Fanny) Elizabeth Bolton (1799-1846). Cette fille d’un maître de danse, rencontrée à Manchester, est éblouie par le ténor et son mode de vie. Elle donnera naissance, entre 1819 et 1829, à six enfants qui survivront.
Une de leurs filles, Frances (1821–1879) épousera le comte Waldegrave et tiendra un très influent salon politique. Trois des quatre fils des Braham suivirent les traces de leur père, et deviendront chanteurs d’opéra : Charles, Hamilton et Augustus. Le duc de Sussex, l’un des fils de George III, qui était également ami avec Nancy Storace, est le parrain de Augustus Frederick Braham, leur second fils.

Abandonnée et en mauvaise santé, Nancy Storace meurt en 1817. Spencer, le fils que Braham lui a donné, est alors pris en charge par sa grand-mère maternelle ; il aurait ultérieurement affirmé que la séparation entre ses parents aurait hâtée la fin de sa mère.


A suivre…
dans la seconde partie



Pour aller plus loin :



George BIDDLECOMBE, « Braham, John (1777?–1856) » dans Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004; online éd., May 2007 (accès réservé).

David CONWAY, « John Braham — from meshorrer to tenor » dans Jewish Historical Studies, Vol. 41 (2007), p. 37-61.

Ronald CRICHTON, « John Braham » dans New Grove Dictionary of Opera.

Philip H. HIGHFILL Jr., Kalman A. BURNIM, Edward A. LANGHANS, « Braham, John 1777-1856, singer, composer, manager. » dans A Biographical Dictionary of Actors, Actresses, Musicians, Dancers, Managers & Other Stage Personnel in London, 1660-1800, vol. 2, p. 291-303.

Mollie SANDS, « John Braham, Singer » dans Transactions (Jewish Historical Society of England), Vol. 20 (1959-61), p. 203-214.

Commentaires

  1. Merci pour ce texte passionnant. La vie de Nancy Storage est un vrai roman!

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  2. En effet ! Cela a sans doute été beaucoup moins réjouissant à vivre pour elle...

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