Écrire "Oublier Mozart"

coulisses du roman "Oublier Mozart" par Emmanuelle Pesqué
 

Un roman historique après une biographie ? Pourquoi ?

Paradoxalement, l’écriture de ce roman précède, du moins en partie, la biographie de Nancy Storace publiée en 2017.

C’est en effet par la fiction que je souhaitais aborder la vie de cette cantatrice. Nancy Storace (baptisée Ann Selina) est désormais connue pour sa création d’un célèbre opéra de Mozart, Le Nozze di Figaro (Les Noces de Figaro). Mais c’est une figure importante de l’opéra aux XVIIIe et XIXe siècles, en Grande-Bretagne comme en Europe. C’était une véritable star, elle a fréquenté les génies et les people de son époque, et elle a eu une vie assez mouvementée, totalement romanesque… C’est d’ailleurs par ce terme de « roman » que certains comptes rendus de presse ont qualifié cette biographie.

Il y a bien longtemps, une bonne dizaine d’années, j’avais débuté l’écriture du récit autobiographique de la Storace sous forme de pastiche : ce manuscrit fictif se coulait dans le genre des mémoires d’acteurs et de chanteurs de l’époque. Puis mon corpus de documents et d’archives de référence est devenu tellement massif que mon mari m’a persuadée d’écrire à la place une biographie sous une forme plus « classique ». Ce qui a donné lieu à la publication de Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn, très bien accueillie…

Pour autant, je n’avais pas envie d’abandonner ce projet d’écriture. J’ai conservé de larges extraits de la mouture d’origine, tout en modifiant le point de vue narratif : j’y ai intégré des péripéties réelles, centrées autour de Spencer Braham, le fils de Nancy Storace et du grand ténor John Braham. J’avais regretté de ne pas pouvoir donner plus de place à cette correspondance familiale dans le précédent ouvrage… Les péripéties se déroulant au XXe siècle, qui entrelardaient ce récit, sont alors passées à la trappe.

 

Quel est le sujet du roman ?

Le thème central, c’est l’héritage, la transmission.

Matérielle, bien sûr, puisqu’il s’agit d’un testament perdu.

Mais aussi mémorielle et affective : après la mort de sa mère, alors qu’il est encore secoué par la séparation pénible de ses parents, le jeune Spencer Braham, fils naturel et adultérin de ces deux immenses stars de l’opéra britannique, découvre qu’il est déshérité. Dans l’Angleterre de l’époque Regency, les enfants naturels avaient peu de droit s’ils n’étaient pas couchés sur les testaments : ils n’existaient tout bonnement pas aux yeux de la loi. Or le testament par lequel sa mère établissait Spencer comme héritier principal de sa fortune reste introuvable... D’ailleurs, l’a-t-elle bien rédigé ? C’est un autre testament, écrit bien avant la naissance de Spencer, qui est finalement exécuté, faute de mieux. Pour ce garçon de quinze ans, voilà un double traumatisme : celui de sa dépossession matérielle, additionné à son anxiété d’avoir été « oublié » par sa mère…

À travers sa quête pour récupérer l’héritage espéré, c’est surtout la quête de la « réalité » de sa mère, de son passé, qui se dessine. Il ignore en réalité quasiment tout d’elle. Dans son milieu, les enfants vivaient alors séparés des adultes ; il l’a donc très peu côtoyée avant de partir poursuivre sa scolarité comme pensionnaire. Il n’en a donc qu’une image. Que peut-elle lui transmettre alors, post mortem ? C’est toute la question. On peut avancer que c’est un « roman d’apprentissage » pour le jeune Spencer.

En outre, le contre-point de la mémoire, de la transmission, c’est l’oubli…

 

Il s’agit donc d’un « roman vrai », comme vous le soulignez dans l’Avis au lecteur ?

En partie, oui. Les silences des sources authentiques sont recouverts d’éléments puisant à certaines thématiques récurrentes dans la littérature du temps.

Toutefois la part de l’imagination reste modeste : je suis partie d’un fait réel, bien documenté, celui de la recherche frénétique du testament manquant de Nancy Storace, de ces avis de recherche parus dans les journaux. Et si on y avait répondu ? Voilà l’un des points de départ. Les personnages principaux ont réellement existé, j’ai simplement extrapolé en me fondant sur des sources authentiques pour les transformer en personnages romanesques. Certains des propos que l’on peut lire dans le roman ont été réellement tenus. Ce sont d’ailleurs deux lettres écrites par Spencer Braham, tout à fait poignantes, qui sont à l’origine de ce roman.

 

Parlons du style : pourquoi cette approche ?

Ce qui m’a toujours frappée, lorsque je lis certains romans historiques, c’est le hiatus entre la période à laquelle se situe l’action et les sentiments affichés par les protagonistes. Trop souvent, on a le sentiment que des personnages contemporains du lecteur sont brutalement parachutés dans le passé… Cela peut fracasser l’illusion romanesque, je souhaitais éviter cet écueil. La manière dont on s’exprime fait partie intégrante d’une époque : la formulation est toujours riche de ses sous-entendus, des strates de signification des termes employés. Il me fallait donc conserver un équilibre naturel entre compréhension immédiate et un léger décalage, riche de dépaysement – du moins, je l’espère !

 

roman "Oublier Mozart" par Emmanuelle Pesqué
 

« Je parle, donc je suis » ?

En effet. Évidemment, il s’agit là d’une simple évocation. Sans avoir l’outrecuidance de penser que j’ai réalisé une copie conforme, j’ai voulu me rapprocher d’un ressenti, d’une atmosphère. Elle se fonde sur certains écrits du temps, car il m’était impossible, sans cette tonalité, de me glisser dans la tête de mes personnages. Car si les sentiments humains restent les mêmes, on ne les exprime pas de la même manière selon son époque et son milieu. De même, les contraintes sociales sont intériorisées par les personnages : elles forment leur norme, on ne s’en étonne donc pas, même si l’on peut s’insurger contre…

Ainsi, la célébrité de certaines femmes (et leurs conséquences) est un des sous-thèmes du roman : à l’époque, une femme qui sort de sa sphère soi-disant « naturelle » (c’est-à-dire son foyer, le soin de son mari et de ses enfants), une « femme publique », est une « femme perdue », puisque la « modestie » est alors une vertu primordiale pour le « beau sexe ».

Le plus délicat était d’expliciter certaines référence ou coutumes au lecteur actuel, sans rompre le rythme de la narration ni trop insister sur des éléments que mes personnages connaissaient parfaitement. On imaginerait mal aujourd’hui un roman policier développer ce que c’est que « brûler un feu rouge » lors d’une course-poursuite ! Pourtant, si on y réfléchit, cette expression pourrait bien déconcerter un lecteur né deux siècles après… Du coup, quelques notes de bas de page explicitent certains termes vieillis ou dont le sens s’est modifié, ainsi que certains éléments historiques. Et un glossaire des personnages historiques donne quelques clés supplémentaires, même si ces derniers ne font que traverser rapidement le récit et n’y ont pas nécessairement une importance capitale.

 

C’est donc une forme de pastiche qu’Oublier Mozart ?

Oui et non. Oui, pour le manuscrit supposément écrit par Nancy Storace pour son fils : il s’étaye sur de véritables mémoires de ses contemporains et, parfois, témoins. J’ai d’ailleurs pris un plaisir coupable à réinterpréter certains épisodes très connus, tirés des mémoires de Lorenzo Da Ponte, le librettiste de certains opéras de Mozart, ou du ténor Michael Kelly, ami et collègue de Nancy, ou bien à insérer quelques clins d’œil à des romans de la période comme ceux de Jane Austen ou Charlotte Brontë… Il ne reste quasiment aucun écrit de ma cantatrice mémorialiste, aussi ces souvenirs sont-ils très largement inventés… bien qu’ils se cantonnent dans le vraisemblable, entre épisodes « obligés » du genre de l’autobiographie féminine et sources authentiques revisitées (listées en fin d’ouvrage).

 

Et Mozart ?

Mozart ? Il est présent dès l’« ouverture », se fait parfois plus discret, mais il est bien là. Je n’en dirai pas plus… Nous parlions de célébrité posthume, celle de la Storace est fortement associée à la sienne !

Il ne faut pas oublier que le musicologue Alfred Einstein a été à l’origine d’une anecdote qui perdure : Mozart aurait été amoureux de la cantatrice et lui aurait écrit des lettres qu’elle aurait détruit avant de mourir, à moins qu’elle ne se soit fait enterrer avec ! Cette légende, jamais prouvée, a fait beaucoup pour perpétuer le souvenir de Nancy Storace. Mais, de son vivant, sa célébrité et la reconnaissance de son talent étaient tels que les plus grands compositeurs de son époque lui ont composé des rôles sur mesure : Mozart, Joseph Haydn, Antonio Salieri, Giovanni Paisiello, Vicente Martín y Soler, Giuseppe Sarti, etc., ainsi que son frère Stephen Storace. C’est donc le monde musical de toute une époque, celui des contemporains de Mozart, que j’ai souhaité revivifier avec Oublier Mozart.

Merci à Jérôme Pesqué.

 

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