John Braham (1774/7-1856), ténor et compagnon de Nancy Storace (2/2)
Reconnu comme l’un des plus grands artistes
de son temps, le ténor John Braham
(1774/7 ?-1856), fut le compagnon de Nancy Storace entre 1796-1797 et
1815.
Voici quelques éléments complémentaires sur
sa vie professionnelle et privée, après le départ à la retraite de Nancy
Storace, à la fin de la saison 1807-1808.
John
Braham en Prince Orlando (dans The
Cabinet)
Gravure
coloriée (1802)
Les années de triomphe (1809-1836)
John Braham fait partie de la troupe de Drury
Lane de 1805 à la saison 1814-1815.
Il poursuit sa carrière de compositeur avec False Alarms, en collaboration avec King
(3 janvier 1807), Kais, en
collaboration avec Reeve (11 février 1808), The
Devil’s Bridge (10 octobre 1812) et Narensky
(11 janvier 1814).
Affiche pour The Devil’s Bridge,
à Birmingham en 1827.
(Les airs populaires
de Braham sont mis en avant dans cette affiche)
Le 24 février 1809, le théâtre de Drury Lane
est détruit par un incendie. La troupe se délocalise au Lyceum. C’est là qu’est
créé un opéra composé par Braham (en collaboration avec M. P. King), The Americans (27 avril 1811).
La ballade
qu’il interprète et insère dans cet opéra, The
Death of Nelson, aura
une popularité durable jusqu’au début du XXe siècle. Selon la musicologue
Mollie Sands,
au milieu de la scène, on voyait une tombe en marbre surmontée par une
statue de Britannia, tête baissée en signe de deuil, tenant une couronne de
lauriers. Le public se leva pour applaudir, jusqu’à l’entrée de Braham costumé
en marin anglais, et qui débuta le récitatif "O'er Nelson's tomb"
Les femmes sanglotèrent, les hommes se mirent à pleurer. Il y eut des
applaudissements tumultueux et l’on dut bisser plusieurs fois. (« John
Braham, Singer », p. 208).
Cet air sera un
« air signature » de John Braham : il l’introduira dans de
nombreux opéras et concerts. On raconte que la première fois que Lady Emma
Hamilton, ancienne maîtresse de Nelson, l’entendit publiquement, elle se serait
trouvée mal.
On peut en écouter
ICI un enregistrement 78t, par Harold
Jarvis, réalisé en 1908 :
Après avoir
renégocié son contrat dans un Drury Lane reconstruit qu’il rejoint pour la
saison 1812-1813, John Braham continue de se produire en province. Il est
évidemment souvent présent à Bath (pour les concerts et dans des apparitions au
théâtre de la ville), où réside toujours Rauzzini.
Quand leur vieux mentor
décède en 1810, Braham lui érige un monument commémoratif, conjointement avec
Nancy Storace.
Monument dédié à Venanzio Rauzzini, abbaye de Bath.
(Source)
En 1816, après une
dizaine d’années d’absence, Braham retourne au King’s Theatre.
Il y chante Sesto (La Clemenza di Tito) et Guglielmo (Cosi
fan Tutte). Il y aurait fait preuve de talents d’acteur qui
auraient grandement surpris son public, habitué à un jeu maladroit.
Cette même année,
il se sépare de Nancy Storace après sa liaison avec Mrs Wright. Ces remous dans
sa vie privée ne passent pas inaperçus de son public : Braham est hué lors
d’une apparition durant les oratorios, ce qui le pousse à prendre la parole
publiquement pour se défendre…
Est-ce par
sentiment réel, ou le besoin urgent de se racheter une conduite ? Le
mariage de Braham avec une jeune fille de près de 25 ans sa cadette semble
l’avoir à nouveau fait admettre dans la bonne société. En se rangeant
officiellement, le ténor renvoyait dans le passé sa très longue liaison avec
Nancy Storace, et les ragots qui avaient entourés sa liaison avec Mrs Wright.
Dès cette période, les allusions (souvent acerbes) à sa judéité semblent
diminuer.
En 1819, le ténor
retourne à Drury Lane où il n’avait pas chanté depuis quatre années.
Parallèlement, il
s’associe à Attwood et Beale qui aménagent les Argyle Rooms en salle de
concert. Cette spéculation immobilière et musicale, la Royal Harmonic
Institution, inclut également la publication de musique imprimée. Des concerts
ont lieu de 1820 à 1829, date à laquelle les associés se retirent d’une affaire
trop coûteuse.
En 1824, John Braham chante Max dans la première
production anglaise du Freischütz de Weber, au Lyceum (20 juillet 1824).
Il incarne également Sir Huon dans Oberon,
créé à Covent Garden, le 12 avril 1826.
La scène « O,
'tis a glorious sight to see » est spécifiquement écrite pour le faire
valoir, bien que Weber se soit plaint d’avoir à mettre en valeur les
désidératas du ténor. Le compositeur écrit à sa femme : « Que
faire ? Braham connaît son public, lequel l’idolâtre. » Il ajoute
également « Ruler of this awful
hour »
à son intention.
Weber dirige les douze premières
représentations. Déjà très malade, il décède le 4 juin 1826 : Braham sera l’un
de ceux qui tiennent les cordons du poêle.
Affiche
de la 7e représentation d’Oberon.
(Détail)
( (c) Collection
E. Pesqué)
Pour le Lyceum,
Braham compose Isidore de Merida (1827) et The Taming of a Shrew (1828)
Pour lire la suite, cliquez en dessous
Gagnant des
fortunes (environ £ 14 000 par an), Braham vit de manière somptuaire,
est reçu dans la meilleure société et la reçoit chez lui. Il est devenu une
personnalité publique majeure et même le symbole du « Juif », dans
une société britannique où leur statut est encore une pomme de discorde. (Toutefois,
Braham se serait probablement converti, puisqu’il mentionne en 1816 qu’il était
« depuis longtemps un membre de l’Eglise protestante »).
Son épouse Fanny,
avide de reconnaissance sociale et éblouie par les personnalités reçues par son
mari, est malheureusement tout aussi fascinée par le monde théâtral et par un
mode de vie fastueux. Parmi les célébrités que fréquente le couple, le jeune
Liszt âgé de 13 ans, qui vient à Londres pour la première fois et voit souvent
Braham.
En 1831, la
famille déménage dans The Grange, une large propriété près de Brompton, remise
à neuf pour la nouvelle châtelaine. La demeure est inaugurée en juillet
1831 ; s’y tient également une réception somptueuse pour honorer le duc de
Sussex, ami du couple et parrain d’un de leurs fils. A ce dernier qui demandait
au ténor, pourquoi il ne chantait pas toujours aussi subtilement au lieu de se
conformer aux attentes du poulailler, Braham aurait répondu : « Si je
le faisais, je n’aurais pas l’honneur de recevoir votre Altesse Royale ce
soir. »
Hélas, cette même
année, John Braham, sans doute poussé par son épouse qui dépense sans compter, décide
de s’impliquer directement dans la direction d’un théâtre. Ce sera sa ruine.
Avec Yates, le
ténor achète le Colosseum dans Regent’s Park pour £ 30 000. En 1837,
il a dépensé £ 100 000 dans le bâtiment qui comprend une taverne, des
boutiques et des salles destinées à des bals et aux concerts.
En 1835, il
accroit l’entreprise en faisant également construire le St. James’s Theatre, ce
qui lui coûte £ 30 000 supplémentaires.
Le St. James’s
Theatre ouvre le 14 décembre 1835, en distribuant le propriétaire lui-même en
Comte Dunois, dans une Agnes Sorel composée pour la circonstance par
Beckett. Le ténor est reçu avec enthousiasme. Parmi de nombreux titres
désormais oubliés, l’année suivante, le 25 septembre 1836, on y crée The
Village Coquettes de John Hullah, sur un livret de Charles Dickens…
Toutefois,
l’entreprise périclite rapidement. Le ténor se dépense sans compter, n’hésitant
pas à se produire dans deux opéras par soirée, afin de faire venir le public…
Fin 1837, Braham
est obligé d’emprunter de l’argent aux banquiers et s’endette fortement. Il
doit rapidement renoncer au Colosseum. L’année suivante, il doit céder le St.
James’s Theatre à un entrepreneur qui propose des spectacles d’animaux savants.
La même année, il
fait partie de la distribution du Saint Paul de Mendelssohn au festival
de Birmingham, dirigé par le compositeur.
Les derniers feux (1838-1856)
Ceci finit par
avoir un coût, vocalement parlant : à son retour à Drury Lane, en 1838, la
voix de Braham a perdu de sa superbe et de son étendue. Il doit renoncer à ses
anciens rôles de ténor, et se produit dans les rôles-titres de Guillaume
Tell (Rossini) et Don Giovanni (Mozart). C’est un succès : même
la reine Victoria assiste à une représentation de Guillaume Tell.
Entre 1840 et
1842, financièrement gêné et espérant se refaire, John Braham traverse
l’atlantique pour une tournée américaine à l’opéra et au concert, en compagnie
de son fils Charles (également chanteur). On les entend à Philadelphie, mais le
succès n’est pas initialement au rendez-vous. Le ténor se produit également à
New York. Le public américain l’encense pour ses apparitions au concert, mais
il convainc moins à l’opéra, où son physique et son jeu suscitent
l’interrogation dans des emplois de jeune premier.
Le départ des
Braham en Amérique est aussi une nécessité pour fuir leurs créanciers. Le ténor
est également obligé de s’exiler à Bruxelles en 1849 pour la même raison, ainsi
qu’en 1852, à Boulogne-sur-mer, cette fois ci. Au sein de ces difficultés
financières, la famille est pourtant beaucoup aidée par l’une des filles,
Frances (1821-1879), devenue Lady Waldegrave, qui adoucit les revers de fortune
de ses parents.
De retour en
Angleterre, John Braham continue à être affiché au concert et lors de festivals
divers. Il apparaît pour la dernière fois en public, en mars 1852, et prend sa
retraite dans sa dernière résidence, The Grange.
Il décède le 17 février 1856 à Londres, et est enterré au cimetière de Kensal Green.
Miniature
sur ivoire
de
Thomas Phillips (1770-1845)
L’art de Braham
La tessiture de Braham allait de la à mi2. Il aurait eu une
diction très claire, ce qui le mettait particulièrement en valeur pour les
oratorios.
En 1818,
The Musical Quarterly indiquait que :
La tessiture de Mr.
Braham est de 19 notes, et si elles n’ont pas la même force, elles diffèrent si
peu en puissance perceptible pour l’auditeur qu’on dirait que le chanteur
pourrait comme il lui plait, produire toute qualité de ton, du pianissimo au
fortissimo dans chacune d’elle. Mr. Braham peut passer en falsetto sur
n’importe quelle note entre ré et la, comme il le veut, et la césure est si
bien faite que, lors d’une expérience à laquelle ce gentleman a accepté de se
soumettre, en descendant et montant de demi-ton en demi-ton, il a été
impossible de distinguer à quel moment il a substitué le falsetto pour la voix
naturelle.
John Braham était un interprète avisé qui
donnait à chacun de ses publics ce qu’il attendait. Capable de la plus grande
subtilité dans son chant, il pouvait également être un interprète flamboyant,
surchargeant la ligne de chant ou interprète de ballades patriotiques assez
médiocres.
Richard, comte de Mount-Edgecumbe, qui laissa
ses impressions de mélomane dans ses Musical
Reminiscences, estimait que :
Bien qu’il semble
être superflu de s’étendre sur un chanteur aussi connu que Braham, il est
cependant impossible de passer sur un chanteur d’une telle réputation que celle
de Braham, sans faire quelques remarques. Tous sont obligés d’admettre que sa
voix est de la plus belle qualité, d’une grande puissance, et
occasionnellement, de douceur. Il est également certain qu’il possède une
grande connaissance de la musique et qu’il peut chanter extrêmement bien. Il
est ainsi d’autant plus regrettable qu’il fasse souvent autrement ; qu’il
quitte la tessiture naturelle de sa voix pour la faire monter jusqu’à un
falsetto peu plaisant, ou qu’il la force par des efforts trop grands ;
qu’il se départisse d’un beau style, et d’un goût correct, qu’il sait pouvoir
suivre aussi bien que tout autre, pour adopter de temps en temps des façons
italiennes sur-ornées et gaspillées ; et à d’autres, pour tomber dans la
grossièreté et vulgarité des façons anglaises. Le fait est, qu’il peut être
deux chanteurs distincts, selon le public devant lequel il se produit, et que
pour se faire applaudir, il condescend à chanter aussi mal au théâtre qu’il l’a
fait à l’opéra. Ses compositions sont de la même variété, et il peut également
écrire une chanson populaire bruyante pour l’un ou son extrême contraire, pour
l’autre. Un duo de sa plume, introduit dans l’opéra de Gli Orazi, chanté par lui-même et Grassini, est très beau, et était
d’un goût excellent. (Ed. de 1834, p. 94-96)
Cette opinion est celle d’un certain public
aristocratique, encore attaché à l’ « élégance » et au
« naturel » supposément représentatif du chant britannique. Critères
que Braham enfreignait parfois, dans les deux versants de sa carrière.
Cette exigence stylistique le fit abondamment
critiquer dans certaines de ses apparitions lors des oratorios haendéliens. Un
pamphlet, à la connotation péniblement antisémite, paru en 1804, met dans la
bouche d’Haendel lui-même les principaux reproches adressés au ténor…
« Haendel »
reproche à Braham
l’exagération de ses
ornements
qui dénaturent ses
« mélodies simples, mais sublimes »
L’écrivain Walter Scott déclara qu’il était « un animal comme acteur, mais un ange comme chanteur », ce qui
synthétise assez bien les critiques qu’il reçut durant toute sa carrière sur un
jeu d’acteur assez limité.
Petit (1 mètre 60), basané et assez laid
(d’après certains de ses contemporains), John Braham n’était pas un acteur
naturel. Mais son art vocal transcendait un jeu figé, maladroit et parfois jugé
ridicule.
Renversement ironique de la postérité, alors
que Nancy Storace fut assez rapidement oubliée, immédiatement après sa mort,
c’est désormais le plus grand ténor de son temps, que la postérité néglige, au profit
de son ancienne maîtresse…
Pour aller plus loin :
George BIDDLECOMBE, « Braham,
John (1777?–1856) » dans Oxford
Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004; online
éd., May 2007 (accès réservé).
David CONWAY, « John Braham —
from meshorrer to tenor » dans Jewish
Historical Studies, Vol. 41 (2007), p. 37-61.
Ronald CRICHTON, « John Braham »
dans New Grove Dictionary of Opera.
Philip H. HIGHFILL Jr., Kalman A. BURNIM, Edward A. LANGHANS, « Braham, John 1777-1856, singer, composer,
manager. » dans A Biographical Dictionary of Actors,
Actresses, Musicians, Dancers, Managers & Other Stage Personnel in London,
1660-1800, vol. 2, p. 291-303.
Mollie SANDS, « These were
Singers » dans Music & Letters, Vol. 25 (1944), p. 103-109.
Mollie SANDS, « John Braham,
Singer » dans Transactions
(Jewish Historical Society of England), Vol. 20 (1959-61), p. 203-214.
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