Anna Maria Crouch (1763-1805), le destin tragique d’une jeune première
A son zénith, Anna Maria Phillips, épouse Crouch, unissait une voix de soprano
mélodieuse, un physique sublime et beaucoup de grâce, ce qui lui attira
l’admiration d’un très large public. Ses qualités privées, modestie et
générosité, lui valurent également de nombreux amis dans sa profession.
Un célèbre portrait de Romney et un autre de
Lawrence conservent une trace de son charme et de sa présence, tout comme de
nombreux portraits théâtraux. Idéale pour les rôles d’héroïnes romantiques,
elle contrastait très heureusement avec la personnalité scénique de Nancy Storace,
face à laquelle elle incarna de nombreux rôles dans les opéras écrits par
Stephen Storace pour le théâtre de Drury Lane.
Portrait
de Thomas Lawrence
(Source)
Née le 20 avril 1763 à Londres, Anna Maria
Phillips descendait peut-être par son père de Charlotte Corday. Son père,
Peregrine Phillips était juriste dans l’administration des Wine Licence Office.
Familier de Benjamin Franklin, il s’imprégna de ses idées révolutionnaires et
finit par être renvoyé de son administration, à la suite de ses activités
politiques (certains de ses pamphlets ont longtemps été attribués à Franklin
lui-même). Elle est la troisième de six enfants.
La mère d’Anna Maria meurt jeune, mais la
petite fille, élevée par une tante, semble avoir eu une jeunesse paisible.
Assez rapidement, elle prend des cours de musique avec l’organiste de la
chapelle de Berwick Street.
Vers 17 ans, sa voix exceptionnelle alliée à
son ravissant physique, lui permettent de devenir l’élève du compositeur Thomas Linley senior, et
co-propriétaire du théâtre de Drury Lane. Elle y est alors engagée. (Linley
senior aurait touché une bonne partie de ses cachets, comme cela se pratiquait
souvent d’ailleurs…) Anna Maria fera partie de la troupe de ce théâtre jusqu’à la
saison 1800-1801.
Elle fait sa première apparition sur les
planches de Drury Lane le 11 novembre 1780 en Mandane dans Artaxerses de Arne. Ce succès flatteur est suivi d’autres.
Son premier bénéfice, où elle chante Clarissa
(The Lionel and Clarissa, or a School for
Fathers de Charles Dibdin) récolte une belle somme : £ 201, car
le Lord Maire de Londres, une connaissance de son père, y a entraîné de nombreux
amis. Pour une interprète débutante, le fait de pouvoir prendre un bénéfice
toute seule prouvait déjà qu’on la considérait comme une future
« grande ».
A la fin de la saison 1780-1781, elle est
engagée à Liverpool. Elle y aborde plusieurs rôles dont celui de Clara (The Duenna, Linley père et fils), Polly
(The Beggar’s Opera) et Rosetta (Love in a Village, Arne).
Durant la saison 1781-1782 de Drury Lane, on
admire sa prise de rôle de Venus dans King
Arthur de Purcell. Un admirateur, poète
séduit, écrira même : « She looks,
she moves, and I adore her, / Without the courage to implore her. »
La saison suivante, elle chante Patty (The Maid of the Mill; or, The Country Revels,
d’après Fletcher and Rowley) qui deviendra l’un de ses rôles-signature, et
continue d’étendre sa palette de rôles.
Son succès ne se borne pas à la capitale, car
elle se produit à Liverpool, Dublin, Cork et Limerick.
Une vie privée mouvementée
C’est durant l’été 1783 qu’un incident se
produit à Porstmouth. Selon une brève parue dan la presse,
« Miss
Phillips du T[heatre] R[oyal] D[rury Lane] était engagée ici pour six soirées
mais la conduite de certains officiers de marine nous a privés de cette
excellente chanteuse. » Ils auraient pris des « libertés avec elle
que la pudeur ne permet pas » et « Mr Phillips, ayant démontré une
fureur honnête devant l’insulte proférée à sa fille, a failli perdre la
vie ».
Ce n’est pas la première fois que la beauté
de la jeune fille fait des ravages.
A Dublin, un amoureux enragé aurait voulu
l’assassiner en lui tirant dessus alors qu’elle était en scène.
Peu de temps après, on raconte qu’elle se
serait enfuie avec un descendant d’une famille aristocratique irlandaise. Ils
étaient tous deux mineurs et les deux familles parvinrent à arrêter leurs
projets de mariage. En conséquence, de retour à Londres en 1784, sa famille la
garde sous surveillance rapprochée.
Portrait par Romney (1787)
Photo credit: English Heritage, Kenwood
(Source)
Mariage et rencontre de Michael Kelly
Le 9
janvier 1785, elle épouse un jeune lieutenant de la Navy, Rawlings (Rollings)
Edward Crouch.
Elle continue pourtant à se produire sous son nom de jeune fille.
Le mariage ne sera révélé qu’après le décès
de leur premier enfant, qui décède, âgé de deux jours. Le père de la jeune
épouse déménage chez le couple. La cantatrice se retrouve alors à aider
financièrement « un père malade de
la goutte, une tante folle, une nièce orpheline, un frère dépensier et un mari
indolent » (Highfill).
Son mariage tient pourtant officiellement
jusqu’en 1792. En mars 1787, elle fait
la connaissance du ténor irlandais Michael Kelly, tout juste rentré de Vienne,
en compagnie de Nancy Storace. C’est le coup de foudre. Ils avaient partagé
la scène comme Lionel et Clarissa.
Kelly s’établit non loin du couple Crouch. Il
lui donne des leçons de chant, elle affine sa présence scénique, et ils
deviennent inséparables.
Mr Crouch, bonne pâte, accompagne les deux
chanteurs lors de leurs tournées provinciales. On les entend à Oxford, York,
Leeds, Chester, Manchester, Wortcester, Liverpool, Birmingham, Norwich,
Brighton… et bien sûr sur les planches de Drury Lane, où le couple incarne un
duo de jeunes premiers qui enthousiasment les foules.
Ils sont également très demandés pour les
oratorios donnés dans les théâtres londoniens lors du Carême, dans les concerts
publics et privés. Ils seront également des professeurs de chants très
appréciés.
En
1791, Anna Maria Crouch se sépare définitivement de son mari. Par un accord
privé, elle accepte de lui verser une rente annuelle. Mais, à l’époque, elle
serait devenue brièvement la maîtresse du prince de Galles (assertion que l’intéressée
nia farouchement). Le prince lui aurait
versé une somme énorme après leur rupture.
Si l’on peut s’interroger sur les sentiments
de Kelly à ce sujet, cela ne brise apparemment pas leur couple, ni l’amitié des
deux chanteurs avec le prince, qui fait partie des hôtes distinguées et
brillants reçus par le couple illégitime dans leur maison de Pall Mall (où ils
ont déménagé en 1792), puis dans celle de Leicester Square (où ils s’installent
à l’été 1797). Parmi les personnes fréquemment conviées par le couple figurent
la soprano Elizabeth Billington, Richard Brinsley Sheridan, et Stephen
Storace et sa sœur Nancy.
Accidents et maladie
La soprano est alors fêtée et toujours aussi
admirée, mais une série d’accident va peu à peu amoindrir sa carrière.
Le 13 novembre 1787, en route pour le
théâtre, la voiture dans laquelle elle se trouve se renverse. Le visage de Mrs
Crouch est cisaillé par des éclats de verre. Les cicatrices resteront visibles
toute sa vie durant.
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A l’été 1793, elle est victime d’un autre
accident de voiture, alors qu’elle se trouve en tournée avec Michael Kelly. Une
lourde malle tombe au travers de sa gorge. Elle en restera si meurtrie qu’elle
est incapable de chanter durant quelque temps. La puissance de sa voix (parlée
et chantée) en sera affectée de façon permanente.
Parallèlement à ces accidents, sa santé se
dégrade peu à peu. Elle a par ailleurs beaucoup grossi, ce que les
commentateurs de la vie théâtrale déplorent en des termes parfois agressifs. En
1796, on avancera même « est en
train de perdre rapidement toute sa séduction »…
En 1795, elle installe son père dans une
maison de Chelsea, dans laquelle elle donne de nombreuses réceptions.
Une courte retraite
Sa santé se dégradant, elle finit par prendre
sa retraite le 14 mai 1801, pour le bénéfice de Michael Kelly. Elle y joue
Celia dans As You Like It.
Elle se consacre désormais à l’enseignement,
tandis que Kelly continue sa carrière de chanteur, compositeur et manager. Il a
également ouvert un magasin d’édition de partitions.
Son état s’aggravant, Mrs Crouch se rend à
Brighton au printemps 1805 pour tenter de se rétablir, mais c’est là qu’elle
décède, le 2 octobre 1805. Elle aurait été atteinte d’un cancer. D’autres
affirment que c’est l’alcoolisme qui abrégea ses jours.
Elle a été enterrée à St. Nicolas à Brighton,
et un monument funéraire érigé par Michael Kelly y est toujours visible.
Monument funéraire de
Mrs Crouch
L’inscription serait encore lisible :
The remains of ANNA
MARIA CROUCH during many years a performer at DRURY LANE Theatre.
She combined with the
purest taste [as] a Singer the most elegant Simplicity as an Actress. Beautiful
almost beyond parallel in her person. She was distinguished by the powers of
her mind, they enabled her when She had quitted the Stage to gladden life by
the charm of her conversation and refinement of her manners.
She was born April
20th 1763 and died on 2nd October 1805.
This stone is
inscribed to her beloved memory by him whom she esteemed the most faithful of
her friends
Coade Sealy LONDON 1806
Son amie Julia
Young fit paraître en 1806 un Memoirs
of Mrs. Crouch, including a Retrospect of the Stage en deux volumes (1
et 2)
Voix et rôles
Pour ses contemporains, elle avait une « voix remarquablement douce, et un chant d’un
style émouvant et naïf », une « voix qui ravit l’oreille par sa délicatesse et sa douceur melliflue ».
Certains de ses rôles furent crées dans des
productions composées et sélectionnées par Stephen Storace, le plus souvent
face à sa sœur Nancy.
Elle créa ainsi, en
1789 : Lady Elinor (The
Haunted Tower)
1790. Louisa (No Song, No Supper)
1791: Katharine (The Siege of
Belgrade)
1791. Phaedra (The
Cave of Trophonius)
1792 : Donna Aurora (The Pirates)
1794: Zilipha (The Cherokee)
1794 : Lodoiska (elle y chante le rôle-titre et Nancy Storace n’y figure
pas.)
Mrs Crouch est parfois apparue dans des rôles
théâtraux, comme Fanny Stirling dans The Clandestine
Marriage de Colman et Garrick, Ophelia (Hamlet)
et Olivia (Twelfth Night).
Portrait par Edward Harding (1776−1796)
Bibliographie
Olive Baldwin, Thelma Wilson, “Crouch,
Anna Maria” dans Oxford Dictionary of Music Online, 2017-2016.
Philip H. Highfill, Kalman A. Burnim, Edward A. Langhans, A Biographical Dictionary of Actors,
Actresses, Musicians, Dancers, Managers & Other Stage Personnel in London,
1660-1800. Southern Illinois University Press, 1993
John Warrack, “Crouch , Anna Maria (1763–1805)”, dans Oxford Dictionary of National Biography,
Oxford University Press, 2004
Site Women of Brighton (archives)
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