2022 – La Playlist d’"Oublier Mozart" (1) : Nancy Storace chante… Mozart, Salieri, Storace et Martín y Soler.

Duetto Lilla-Lubino (Una Cosa Rara)

Dans Oublier Mozart , d’Emmanuelle Pesqué, est évoqué le concert d’adieu de Nancy Storace au Théâtre de la Porte de Carinthie, à Vienne. Voici quelques éléments historiques et des pistes d’écoute pour les partitions évoquées dans ce premier chapitre intitulé « Sinfonia d’ouverture »…

Le concert d’adieu de la cantatrice Ann Selina Storace eut lieu le 23 février 1787 ; elle quittait alors Vienne pour Londres où elle avait été engagée au King’s Theatre, l’Opéra « italien » : on y donnait opera seria (thèmes historiques, majoritairement tirés de l’Antiquité, ou mythologique) et opera buffa (opéra comique, aux thèmes contemporains). La Storace était prima buffa (première chanteuse comique) : elle chantait principalement des rôles de camériste, de soubrette, mais elle ne dédaignait pas, surtout au début de sa carrière, de chanter des rôles « sérieux » dans des ouvrages buffe : qu’on pense à Donna Anna ou Donna Elvira dans le Don Giovanni de Mozart.

Événement mondain s’il en est ! L’aristocratie viennoise se pressait dans le théâtre, ce qui assura une belle recette à la cantatrice sur le départ. Il s’agissait d’un concert à bénéfice : elle organisait le concert, assurait les frais, mais empochait la recette.

Parmi les aristocrates qui se sont rendus à ce concert événement, on trouve « un certain Prince P*** [qui] a pris deux loges, une pour lui-même et une pour la Princesse. Pour les deux il a payé 30 souverains d’or », comme le relève la presse viennoise. Il fait également une apparition dans ce chapitre, ainsi que d’autres spectateurs réels ou imaginaires/

 

Un programme de concert très représentatif de l’art de la Storace

Lors de cette soirée, événement mondain, Nancy Storace a très probablement interprété un florilège de son répertoire viennois, aussi bien des extraits d’opéras qu’elle avait créés à Vienne (donc des rôles taillés pour elle) ou certains de ses rôles « signature » créés par d’autres.

La totalité de ce programme est inconnu. On n’en connaît que quelques titres, grâce à des comptes rendus de presse et au journal intime du comte Karl von Zinzendorf und Pottendorf (qui fait lui aussi une apparition sous forme de clin d’œil dans ce chapitre) :

« N°11. Du Theatre de la porte de Carinthie, premier etage a gauche. Bonne loge, mes [tapis ?] firent bon effet. Le Pce Lobkowitz y vint aussi sans payer. Le Duo de la Cosa rara fut repeté trois fois, un air de bravoure qu’elle chanta un peu ennuyeux. Son compliment allemand tiré des Equivoci fesoit un joli air ». (Transcription réalisée par Dorothea Link, The National Court Theatre in Mozart’s Vienna. Sources and Documents 1783-1792, Oxford, Clarendon Press, 1998.)

Nancy Storace (The Attic Miscellany, 1792)

 

Una Cosa rara, o sia Belleza ed onestà (Une chose rare, ou beauté et honnêteté)

Ce dramma giocoso de Vicente Martín y Soler, créé le 17 novembre 1786 au Burgtheater, eut un succès fou à Vienne. Ce dont se fait d’ailleurs l’écho le librettiste Lorenzo Da Ponte dans ses mémoires… Ce compositeur espagnol est également celui avec lequel la Storace avait flirté (et sans doute bien plus…), provoquant la rupture de la cantatrice avec son amant le buffo Francesco Benucci.

 

Acte II, scène 15, duetto “Pace, Caro Mio Sposo”

Montserrat Figueras (Lilla)

La Capella Reial De Catalunya / Le Concert Des Nations

Jordi Savall, direction musicale

 

En décembre 1786, le comte Zinzendorf écrivait, en mentionnant « Pace, pace, mio sposo », le duo de Una Cosa Rara, entre Lilla (Nancy Storace) et Lubino (Stefano Mandini) qu’« il est bien volupteux. J’etois troublé en partant. » Il notera aussi plus loin : « ce duo si tendre si expressif […] est bien dangereux pour de jeunes spectateurs et spectatrices, il faut avoir quelque expérience pour le voir jouer avec sens [sic] froid. » Il s’agit d’une scène de réconciliation entre la paysanne Lilla et son fiancé Lubino, excessivement jaloux des attentions dont elle est l’objet.

On peut également écouter cet opéra intégralement dans une autre interprétation .

 

Gli Equivoci (Les Méprises)

En hommage à son frère, le compositeur Stephen Storace, Nancy Storace interpréta un pastiche d’un air de Sofronia tiré de Gli Equivoci.

Créé le 27 décembre 1786, cet opéra est une adaptation de la pièce de Shakespeare The Comedy of Errors. Le livret est signé Lorenzo Da Ponte. Le succès fut mitigé, les opéras de Martin y Soler écrasant toute la concurrence… y compris Mozart.

Le texte italien de « Qual confusion d’idee m’intorbida la mente… Potessi di piangere… »  (Acte II, scène 10), fut remplacé par « Schwer drückts in meiner Seele… Wer je sich den Armen der Freundschaft entrieß… » (Pesamment, cela oppresse mon âme… Qui s’est arraché aux bras de l’amitié…), donnant ainsi un « fil rouge » à ce concert : celui des adieux.

 

Gli Equivoci

opéra intégral, en version en anglais.

Enregistrement radio (seule version disponible)

 

Cette permutation textuelle et linguistique suscita la remarque suivante d’un chroniqueur allemand :

[Storace] chanta un air d'adieu allemand. Elle estropia les paroles allemandes du Lied si joliment, mais en en détournant tant le sens que [Joseph II] en rit de bon cœur, et les gens d’esprit à dire : un Allemand n’aurait pas fait ressortir le double sens avec plus de bonheur. »

 

Frontispice de la partition publiée par Artaria, à Vienne, 1786.
 

La Grotta di Trofonio (La Grotte de Trofonius)

Créé le 26 juin 1786 au Burgtheater, cet opéra marqua le grand retour de Storace après sa longue maladie et ses sérieux problèmes vocaux… (Pour l’histoire de cet opéra, cliquer ICI.)

Dans ce « menuet » primesautier, la sérieuse et « philosophe » Ofelia, sort de la grotte de Trophonius et se sent tout d’un coup d’humeur folâtre… En effet, la fameuse grotte a pour vertu magique d’inverser le caractère de ceux qui en entrent et ressortent.

 

 “La Ra La La Ra La Ra... Che filosofo buffon!

Rafaella Milanesi (Ofelia)

Les Talens Lyriques

Christophe Rousset, direction musicale

 

“La Ra La La Ra La Ra... Che filosofo buffon!

Cecilia Bartoli (Ofelia)

Orchestra of the Age of Enlightment

Andrea Perugi, direction musicale

Si j’ai mentionné cet air dans le programme de la soirée, il n’en est fait aucune mention dans les sources historiques disponibles. Cette mention était un hommage à une partition extrêmement populaire à Vienne, et permettait de mettre en valeur la capacité de la Storace, soulignée par ses contemporains, à chanter tout en dansant…

 

et Mozart !

Pour les amateurs de musique que nous sommes, c’est évidemment l’air de concert Ch’io mi scordi di te… Non temer, amato bene (« Que je t’oublie ?... Ne crains pas, mon bien-aimé », KV. 505) qui est le plus marquant dans ce programme…

On ne connaît pas la réaction des spectateurs d’alors, sinon la remarque de Zinzendorf mentionnant un « air de bravoure un peu ennuyeux »…

 

Magdalena Kožená, mezzo-soprano

Jos Van Immerseel, pianoforte

Orchestra of the Age of Enlightenment

Sir Simon Rattle, direction musicale

 

Créée pour l’occasion, cette scène permettait à Mozart (au clavier) et à la cantatrice de « dialoguer » sur un texte inspiré par l’opéra de Mozart Idomeneo, rè di Creta (Idoménée, roi de Crète). L’air, « Composto per la Sigra. Storace dal suo servo ed amico W. A. Mozart Vienna li 26 di decbre 1786 » (composé pour la Signora Storace par son serviteur et ami W. A. Mozart, Vienne, le 26 décembre 1786) comme l’indiqua Mozart sur la partition autographe, a fait couler beaucoup d’encre, puisque certains y voient la « preuve » de la liaison entre la diva et le compositeur, ou, du moins, de l’amour de Mozart pour la cantatrice. Rien n’est moins sûr : ce type de dédicace n’est pas inhabituel… (Pour en savoir plus sur cet air, voir ICI. Avec la traduction du texte)

 

Durant ce concert, Mozart interpréta aussi son concerto pour clavier n°20 en ré mineur (n° 20, KV. 466), très probablement sur son propre instrument. C’est un témoignage de son élève britannique Thomas Attwood, élève de Mozart et ami des Storace (lui aussi présent dans ce chapitre), qui nous en assure :

« La dernière fois que j’entendis [Mozart], il interpréta son concerto en Ré Mineur & ‘Non temere’ au Bénéfice de Storace pour laquelle il composa cette Cantate avec le Pianoforte solo ».

On peut entendre une superbe interprétation sur un instrument similaire à celui de Mozart, par l’un des plus grands claviéristes actuels, Robert Levin. Il improvise d’ailleurs ses cadences et orne la partie de clavier en se fondant sur les principes interprétatifs de Mozart… et c’est une pure splendeur.

 


Robert Levin, Philharmonia Baroque Orchestra, dirigé par Nicholas McGegan.

(enregistrement live, 25 septembre 2010)

 

Sur ce concert, voir également :

Emmanuelle Pesqué, Nancy Storace, muse de Mozart et de Haydn

(KDP Amazon, 2017), pp. 129-136.

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