1795 – Adultère à Drury Lane : ‘No Song No Supper’, à la scène comme à la ville.
En ce début de saison 1795-1796, on
s’intéresse davantage à un scandale qui vient de défrayer la chronique
théâtrale qu’à la qualité dramatique des pièces programmées ce soir-là au
théâtre de Drury Lane… Foulant les planches avec Nancy
Storace, par le
jeu des remplacements, une chanteuse, Mrs
Bland, et son amant, Mr Caulfield,
ont tout à craindre des réactions du public, tant le scandale a été grand.
Pour cette soirée du 17 septembre
1795, le Theatre Royal, Drury Lane rouvrit
avec No Song, No Supper comme afterpiece (pièce ou farce de seconde
partie de soirée) comme le relève The
Free-Mason's Magazine :
La
mainpiece (pièce de première partie de soirée), First Love de Richard Cumberland, avait été créée le 12 mai 1795 dans
ce théâtre. (On trouvera un synopsis de cette comédie sentimentale sur le site de l’Université de Toronto, et le fac-similé de la troisième
édition sur Google Livres.)
Dorothy Jordan y jouait Sabina Rosny
et Elizabeth Farren, Miss Ruby. Notons que John
Bannister était
programmé toute la soirée, car il tenait également le rôle de David Mowbray
dans cette pièce.
Elizabeth Farren
et Dorothy Jordan étaient deux des meilleures actrices
du théâtre. Leurs salaires reflètent d’ailleurs leur statut : elles
étaient payées respectivement £ 17 et £ 10 10s par soirée. (A titre
de comparaison, les chanteuses Signora
Storace et Mrs Bland recevaient alors £ 10 10s et £ 8 par soirée,
tandis que l’immense tragédienne Mrs Siddons était payée £ 31 10s… le salaire
le plus important de la troupe !)
Pour cette reprise de No Song, No Supper, opéra de Stephen
Storace et Prince
Hoare, la distribution était :
Crop – Mr Dignum
Endless – Mr Suett
Robin – Mr
Bannister Jun.
William – Mr Sedgwick
Servant – Mr Webb
Dorothy – Miss Bland
Louisa – Miss De Camp
Margaretta – Sga
Storace
Nelly – Mrs Bramwell
La réception critique
Le
Times se réjouit de la présence des stars du théâtre sur les planches pour cette
soirée d’ouverture :
Cela augure hautement de
la nouvelle Direction (Management),
de voir une distribution aussi forte pour la première soirée, et que la Farren,
la Storace et la Jordan se soient produites aussi tôt
[dans la saison] pour l’amusement public.
En effet, on pouvait programmer que
les acteurs ou chanteurs secondaires pour l’ouverture de la saison, puisque les
stars étaient déjà en train de répéter leurs prochaines prises de rôles.
Quant au Sporting Magazine, il mêle la critique artistique au sous-entendu
sur la vie privée de Maria Theresa Bland,
née Tersi (mais surnommée Romanzini)…
La nuit dernière, cet élégant
théâtre a ouvert ses portes pour la saison, avec la comédie de First Love, et la farce de No Song No Supper.
Les performances furent parfaitement
huilées, et on trouvait l’émulation habituelle afin d’augmenter des
réputations déjà acquises à juste titre.
Dans la farce, Kelly faisait défaut
et Caulfield se substitua à lui.
Mrs Bland semblait appréhender le
traitement le plus dur qui soit – le public, cependant, se préoccupa
uniquement de son air ; et qui n’est pas d’avis qu’il est parfaitement
mélodieux.
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Notons que, bien que le couple
adultère soit présent sur scène, le chroniqueur indique que seule la femme
semble craindre d’en être blâmée… Ce traitement inégal dans la culpabilité
reflète bien la difficulté qu’avaient en général les femmes à faire reconnaître
leurs droits, puisque seuls leurs devoirs conjugaux sont reconnus par la Loi et
l’opinion publique.
Débordements privés et opinion publique : vie et carrière de Mrs Bland
Lors de cette soirée, la Dorothy de
fiction dupliquait, par son comportement adultère, le comportement de son
interprète. Ce qui pouvait renforcer la curiosité du public.
La
mezzo-soprano Maria Theresa Romanzini, épouse Bland (1769–1838), était une charmante
chanteuse, louée par ses contemporains pour sa « douceur » et son
style dans les Ballad Operas. Si elle ne se distinguait pas par un immense
talent, elle correspondait parfaitement à un certain type d’emplois.
Portrait de Miss (sic)
Bland
par Ozias Humphry (1742-1810)
(Non daté, entre 1790 et 1797)
Petite et brune, devenue assez
grasse dans sa maturité, elle avait toutefois une vivacité scénique et un
allant qui lui attira les faveurs du public, malgré un physique ingrat qui fut
comparé par Charles Lamb à un « pudding », lors de ses dernières
années d’activité ! Qualités et défauts qui rappellent d'ailleurs certaines des
remarques des contemporains sur Nancy Storace.
Pour sa part, Michael Kelly se
souvenait qu’en 1823, elle chantait « avec
la pureté rafraichissante de son style sans sophistication, et avec cette
expression chaste et tendresse de sentiments qui touche immédiatement comme
venant du cœur », qualités perçues par le public d’alors comme étant
la véritable marque de l’école de chant anglaise et des qualités nationales
(s’opposant à l’école de chant « étrangère » italienne).
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Maria Theresa était la fille de juifs
italiens. Certains de ses contemporains affirment que son réel patronyme était
Romani ou Ters/ci, mais qu’elle avait été nommée Romanzini lors de ses
premières apparitions théâtrales sur le sol anglais. (Patronyme probablement
alors adopté par ses parents.)
Elle serait née à Caen le 9 septembre
1770 et aurait été baptisée le lendemain à Notre-Dame de Caen Maria Theresa
Catherine Tersi, fille d’Alexander (Alessandro ?) Tersi, un musicien
ambulant et de son épouse Catherine Zeli, une juive florentine (qui signa
Romanzini son testament fait sur le sol anglais). Sa marraine était une
certaine Marie Thérèse Le Clerck, d’où son prénom.
Elle arriva en Angleterre vers les
quatre ans, en 1773, et fut bientôt annoncée comme « une jeune demoiselle
italienne » lors d’une apparition publique en compagnie de son père à
Bristow. La famille parvint peu de temps après à Londres. La petite fille ne
tarda pas à se produire en divers lieux : Sadler’s Wells, les jardins
de Marylebone
(qui n’appartenaient alors plus au grand-père de Nancy Storace…) et le Royal
Circus.
A onze ans, en 1781, elle apparut dans
un tout petit rôle au King’s Theatre, et fit quelques apparitions furtives à
Drury Lane. Après ses succès à Dublin, dès 1782, elle fut engagée à Drury Lane
dans des emplois de « caméristes chantantes ». En 1789, on l’entendit
également à Liverpool.
Elle se fit progressivement une place
dans la troupe, créant la plupart des personnages secondaires des opéras de
Stephen Storace, aux côtés de la sœur du compositeur, Nancy :
1789 : Cicely dans The Haunted Tower
1790 : Dorothy dans No Song, No Supper
1791 : Ghita dans The Siege of Belgrade
1791 : Alinet dans The Cave of Trophonius
1792 : Fidelia dans The Pirates
1793 : Juba dans The Prize
1793 : Charlotte dans
My Grandmother
1794 : Winifred dans The Cherokee
1796 : elle aurait dû
sans doute interpréter Barbara, dans The
Iron Chest, mais Nancy Storace l’aurait dépossédée du rôle, si l'on en croit les reproches
de Mrs Bland.
Maria Theresa devint la belle-sœur de Mrs
Jordan, puisqu’elle avait épousé son frère George
Bland (?-1807), le 21 octobre 1790.
Le mariage ne dura pas, l’épouse étant
infidèle et ce, ouvertement. En 1795, on découvrit qu’elle avait une liaison
avec l’acteur Thomas Caulfield, et
elle quitta le domicile conjugal pour vivre maritalement avec lui. Elle en eut
plusieurs enfants, qui s’ajoutèrent à ses enfants légitimes.
L’amant, Thomas Caulfield
Portrait de Thomas Caulfield
par Samuel De Wilde (vers 1795)
(Mirabel dans The Inconstant, rôle qu’il n’a jamais interprété)
(Source : Garrick
Club)
Né probablement en 1766, il était le
fils d’un graveur de musique. Dans la fratrie, James Caulfield
(1764-1826) devint éditeur musical et écrivain ; Joseph continua le métier paternel ; John (vers 1794-vers 1819) et Samuel
furent choristes à Drury Lane. On trouve trace du premier, une basse, dans les
chœurs de divers opéras de Stephen Storace.
Thomas se produisit en province entre
1787 et 1791 avec une femme qui fut sans doute son épouse (on a conservé la
trace d’une Mrs Caulfield dont on ne sait rien, dans les mêmes troupes), puis
il fit ses débuts londoniens dans la troupe de Drury Lane (alors délocalisée au King’s Theatre) dans le rôle-titre de The Cave of Trophonius, en octobre 1791. Il était alors payé
£ 1 par semaine. Il interpréta par la suite des rôles secondaires à Drury
Lane comme en province (Liverpool, etc), ainsi qu’au Little Theatre in the
Haymarket durant l’été.
Son talent d’imitation lui procura une
certaine notoriété : en 1794, il se fit suffisamment remarquer dans ce
type d’emploi pour que Colman, le directeur du Little Theatre in the Haymarket
rajoute cette prestation dans une pièce.
Notons qu’en 1795-1796, Caulfield
recevait £ 2 5s par soirée à Drury Lane… salaire correspondant à son peu
d’importance dans la troupe et à un talent limité. En effet, l’Authentic Memoirs of the Green Room
jugea en 1795 que :
Comme il possède une
figure de gentleman, [il] est tolérable dans les personnages de troisième
ordre. Il est rarement parfait, et nous sommes désolés de le dire, il ne
s’améliore aucunement.
C’est cet acteur jugé médiocre (hors
ses talents d’imitateur étonnants) que l’opinion publique jugea sévèrement pour
sa liaison avec Mrs Bland. Il partagea pourtant sa vie durant plus de dix ans.
Parti en Amérique en 1806, à la suite
de son recrutement par John Bernard, Thomas Caulfield se produisit dans le
théâtre de ce dernier à Boston, puis à Providence, Charleston et New York. Très
bien accueilli par le public américain, son répertoire s’élargit alors à des
rôles plus importants, pour lesquels il n’avait jusqu’alors fait que des
remplacements sur le sol anglais.
Son décès en scène (avant le 17 mai) 1815
à Cincinnati ou dans le Kentucky fut probablement le résultat d’une absorption
importante d’alcool, excès accompagnant un mode de vie de plus en plus dissolu.
Son peu de sérieux professionnel l’avait d’ailleurs conduit dans des emplois de
moins en moins prestigieux.
Scandale et départ
A la découverte de cette liaison, le
scandale fut immense. Mrs Jordan vola au secours de son frère accablé. La
presse donna tous les torts à la femme infidèle, et relaya la rumeur qu’elle
partirait bientôt pour les Amériques avec son amant, ce qui désola le public et
les amateurs, et renforça le ressentiment contre celui qui l’« enlevait »
à ses admirateurs.
Entrefilet du Sporting
Magazine relatant l’affaire.
(Août 1795)
Ce fut pourtant le mari qui quitta
l’Angleterre, car sa situation, intenable pour son image, lui interdisait de
travailler sans scandale. Ce fut finalement lui qui s’embarqua pour New York et
Boston, ville où il mourut en 1807.
Mrs Bland cohabita avec Caulfield
jusqu’en 1806.Son amant finit par la quitter pour se rendre, lui aussi, à
Boston.
Triste fin de Mrs Bland
Restée seule, sa carrière se déroula
presque exclusivement à Drury Lane, avec quelques apparitions en province et au
Little Theatre in the Haymarket. Elle fit ses adieux scéniques en juin 1822.
Vers 1824, elle fut affligée d’une
« imbécilité mentale » qui se transforma une dépression nerveuse
prononcée, probablement à la suite du décès d’une de ses enfants, morte brûlée
vive en 1800 : ses vêtements avaient pris feu alors qu’elle se tenait trop
près du foyer. La rumeur publique accusa également Mrs Bland d’avoir involontairement
causé sa mort en la secouant un peu trop fort…
Puisqu’elle était supposément dans
l’indigence, Drury Lane organisa une soirée à bénéfice à son profit, bien
qu’elle fit savoir par voie de presse qu’elle n’était pas dans une telle
misère, mais seulement privée « des élégances de la vie ».
Bien qu’à la retraite, elle tenta un
retour au concert, qui échoua, et mourut douze ans plus tard, le 15 janvier
1838 d’une crise d’apoplexie. Elle a été enterrée à St. Margaret, à
Westminster.
Certains de ses enfants firent une
carrière théâtrale : la basse James Bland (1798-1861) chanta au Lyceum, à Drury Lane et à l’Olympic
Theatre. Plus distingué, le ténor Charles
Bland (1802-vers 1834) créa le rôle-titre d’Oberon de Weber, sous la direction du compositeur à Covent Garden,
le 12 avril 1826. L’ancien compagnon de Nancy Storace, John
Braham, était
également dans la distribution.
Bibliographie
Presse
britannique.
HIGHFILL,
Philip H., BURNIM, Kalman A., LANGHANS, Edward A. A Biographical Dictionary
of Actors, Actresses, Musicians, Dancers, Managers, and Other Stage Personnel
in London, 1660-1800… Carbondale,
1973-1993.
HOGAN, Charles Beecher, The London Stage 1660-1800. A Calendar of
Plays, Entertainments & Afterpieces, Together with Casts, Box-receipts, and
Contemporary Comment… Part 5: 1776-1800. Carbonale, 1968. (Vol. 3 : 1792-1800)
SQUIRE, W. B., « Bland, Maria Theresa (1769–1838) »,
rev. John Warrack, dans Oxford Dictionary
of National Biography, Oxford University Press, 2004.
Cette soirée de No Song, No Supper est mentionnée page 227 ;
The Iron Chest est l’objet des pages 228-229 ;
sur l’opinion publique
et les actrices, voir les pages 353 et suivantes
de la biographie de
Nancy Storace,
par Emmanuelle Pesqué.
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